samedi 10 mars 2012

A lire obligatoirement

La culture et la crise

Point de vue | LEMONDE.FR | 02.02.12 | 13h24
par Jérôme Clément, ancien président d'Arte


La place de la culture dans la société libérale et démocratique a toujours été controversée : rappelons-nous le débat sur l'exception culturelle et l'époque – les années 90 – où les négociations du GATT voulaient inclure la culture dans la liste des marchandises à libéraliser. Pourquoi ? Parce que pour les libéraux imbus de l'idéologie d'un capitalisme triomphant, seul le marché libre de toute entrave permet d'assurer le progrès économique et le bien-être – bonheur – collectif. En 1993, il s'en est fallu de peu qu'elle ne devienne une marchandise comme les autres, soumise à la loi du marché. Il fallait abolir toutes les politiques nationales de soutien à la culture parce qu'elles nuisaient à la libre concurrence. A ce jeu, les plus forts gagnent. Les faibles sont écrasés.

La culture est suspecte à un double titre : elle coûte cher – aides de l'Etat, des collectivités locales, des mécènes -, rapporte peu et crée des troubles, de l'agitation, pose des questions provocatrices dont on n'a pas besoin quand il faut se rassembler. La banaliser, coup double pour les conservateurs : on récupère de l'argent, et on fait taire les séditieux. Maurice Druon, ministre de la culture dans les années 70, avait, d'une formule, résumé la situation : "La sébile d'une main, le cocktail Molotov de l'autre." Les conservateurs ne veulent ni de l'une, ni de l'autre.

La tentation de réduire la culture au silence existe aujourd'hui dans certains pays d'Europe, le pire étant la Hongrie, régime virant au totalitarisme. On menace la presse, la radio, la télévision, puis les intellectuels et les "culturels" et, enfin, les libertés démocratiques, schéma classique et éprouvé. Le plus étonnant est le silence de la communauté européenne, au sens propre du terme, depuis le début de ces actions. Elle se taisait aussi en Europe dans les années 30. La Hongrie est un cas extrême, heureusement, même si l'Italie de Berlusconi a été désastreuse également. Reste que la culture en période de crise est menacée. La Grande-Bretagne, les Pays-Bas, l'Espagne et l'Italie sacrifient actuellement beaucoup de leurs actifs culturels, au nom de l'orthodoxie budgétaire.

Pourquoi dépenser pour ce qui apparaît, somme toute, comme secondaire ? A quoi servent les créateurs en période de crise ?

Après 1989 et la chute du mur, les sociétés modernes ont cru avoir trouvé la martingale du bonheur collectif dans l'alliance entre démocratie et libéralisme. Le communisme mort, ne restait qu'un grand marché. Richesse et bonheur assurés. Certes, cela posait la question centrale – et qui réapparaît aujourd'hui – du rôle de l'Etat. Les plus ultras voulaient son affaiblissement, voire sa disparition, ce qui pose la question du ministère de la culture, inutile survivance d'une époque où l'Etat représentait encore l'intérêt général et assumait fièrement son rôle de service public. Des "agences" pourraient faire l'affaire. Privatisations, appels aux entreprises privées pour le mécénat, transfert de charges, réduction des moyens, l'époque était au triomphe des banques. Las ! C'était oublier la spéculation, la cupidité, ou plus simplement que l'homme n'est pas naturellement bon ni juste. Il aurait même de fâcheuses tendances à l'inverse.

Patatras ! Tout s'effondre. Et dans les incohérences actuelles, on voit bien que la question de l'Etat est centrale. Faut-il le réintroduire dans le jeu, au risque de briser les dogmes libéraux, pour réguler les banques, mettre un peu d'ordre, reparler – un peu – de l'intérêt général, le moins possible toutefois pour ne pas perturber le jeu des forces économiques ? Faut-il, au contraire, lui redonner un rôle central dans la conduite des affaires du pays ?

Pour la culture, la question est décisive. Que feront les créateurs sans des moyens de travail et d'expression ? Comment faire vivre des théâtres, produire des spectacles, si l'Etat n'a pour seule réponse que de réduire les moyens ? Et la lecture ? et l'apprentissage de la musique ? indispensables dès le plus jeune âge pour réduire les inégalités et donc les chances d'accéder à une place dans la société, à l'heure où celles-ci s'accroissent et où une partie de la population s'appauvrit. Oui, contrairement à ce qu'affirment les libéraux qui se sont livrés avec délectation aux mains des financiers, l'Etat est nécessaire, en particulier pour protéger les faibles, et assurer la justice, la solidarité et la fraternité.

Pour la Gauche, la culture est une priorité absolue. Elle doit l'affirmer avec force. Parier sur l'intelligence, la création, remettre en cause les idées reçues est un pari non pas fou mais indispensable. Devant la faillite des élites et des pseudo-maîtres à penser économistes qui nous ont trompés, il faut remettre les fous au cœur de la société, ceux qui disent mieux que les conseillers la vérité au Roi et aux citoyens. Parce qu'ils sont libres, qu'ils n'ont pas peur de déranger et qu'on doit les écouter. L'imagination au pouvoir non seulement pour faire plaisir à quelques intellectuels ou aux artistes, mais surtout au peuple qui se précipite dans les musées, les cinémas, les théâtres – les statistiques de 2011 le prouvent – pour se distraire certes, mais aussi réfléchir et y trouver là plus de réconfort et d'idées qu'ailleurs. L'Etat et les collectivités locales doivent être les garants dans un pacte à établir par des contrats entre eux. Un pays l'a compris, la Suède qui augmente ses crédits pour la culture. Un autre le pressent, l'Allemagne qui suit le même chemin. En France, les menaces s'accumulent. Or, plus que jamais nous avons besoin des artistes, des intellectuels, des écrivains et des auteurs.

La culture doit faire à nouveau totalement irruption dans la politique. Le débat des présidentielles ne doit pas porter que sur la fiscalité ou la répartition des charges sociales. En 1981, François Mitterrand a gagné l'élection en prenant des positions courageuses sur la peine de mort, mais aussi sur la culture. La crise actuelle est d'abord une crise de notre façon de penser, qu'il s'agisse de la gestion de la planète, ou de l'économie, ou de notre façon de vivre ensemble. Il faut ouvrir les fenêtres, accueillir ceux qui viennent d'ailleurs, et non les exclure comme des criminels, organiser des débats, penser autrement. La référence à l'histoire, à l'art, l'imagination sont plus que jamais nécessaires, pas seulement pour se faire plaisir – le beau aide toujours - mais parce que c'est utile.

D'ailleurs, pourrais-je dire qu'en plus c'est souvent rentable ? Nous savons que les investissements culturels peuvent aussi avoir des effets bénéfiques sur l'économie (Bilbao, le musée Pompidou à Metz, le projet du Louvre à Lens, etc.). La culture est un atout majeur pour l'économie française. Pourquoi cet afflux mondial de touristes sinon pour admirer nos villes, nos monuments, voir nos films, goûter notre art culinaire. Nous disposons d'un savoir-faire et d'une tradition universellement reconnus.

Mais mon propos va au-delà de cette analyse. Dans les crises, le repli, le nationalisme, l'exclusion, la violence sont là, prêts à resurgir et, à terme, déboucher sur la guerre.

La seule façon de conjurer cette menace est de faire l'inverse et d'affirmer clairement l'appel à l'intelligence, la création, la recherche, la culture, faire circuler de l'air dans les discours et de l'audace dans les actes. Vite, vite, on étouffe !

© Lemonde.fr

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire